![Description : C:\EB\Cornwell,Bernard-[Histoires Saxonnes-1]Le dernier royaume(2004).French.ebook.AlexandriZ\Cornwell,Bernard-[Histoires Saxonnes-1]Le dernier royaume(2004).French.ebook.AlexandriZ_fichiers\/epubstore/B/C-Bernard/Le-dernier-royaume//image002.jpg](/epubstore/B/C-Bernard/Le-dernier-royaume//image002.jpg)
Chapitre 5
Nous nous rassemblâmes à Eoferwic, où le pitoyable roi Egbert fut forcé de passer en revue les troupes danes et de leur souhaiter la victoire. Les équipages déguenillés des bateaux le regardaient avec mépris, sachant qu’il n’était point un vrai roi. Il était suivi de Kjartan et de Sven, qui faisaient maintenant partie de sa garde, même si, à mon avis, leur tâche consistait davantage à le surveiller qu’à le protéger. Sven, devenu un homme, portait un bandeau sur l’œil, et le père comme le fils semblaient bien prospères.
— Ils ont pris part au massacre de Streonshall, m’apprit Ragnar.
C’était un grand couvent non loin d’Eoferwic, et il était évident que les deux hommes y avaient amassé un important butin.
Kjartan, qui portait une douzaine de bracelets, regarda Ragnar droit dans les yeux.
— J’accepterai de te servir encore, annonça-t-il, dépourvu de l’humilité qu’il affichait la fois précédente.
— J’ai un nouveau capitaine, se contenta de répondre Ragnar.
Thorbjorn, le nouveau capitaine, surnommé Tokki, était un excellent marin et guerrier qui racontait ses expéditions avec les Sviars dans d’étranges contrées. Devant certains esprits crédules, il prétendait que les peuples y dévoraient leurs propres enfants, adoraient des géants et avaient un troisième œil à l’arrière de la tête.
Nous partîmes à la rame vers le sud sur la dernière des marées d’été, longeant la côte et dormant sur les rivages désolés d’Anglie. Nous descendions vers la Temse, dont Ragnar disait qu’elle nous mènerait loin dans les terres jusqu’à la frontière nord du Wessex.
C’était lui qui commandait la flotte, désormais. Ivar le Sans-Os avait regagné l’Irlande, emportant de l’or pour récompenser le fils aîné de Ragnar, tandis qu’Ubba ravageait Dalriada, la terre au nord de la Northumbrie.
— Il n’y a pas grand-chose, là-haut, m’avait dit Ragnar avec mépris.
Ubba, comme Ivar, avait amassé tant de trésors en Northumbrie, Mercie et Estanglie, qu’il ne se souciait pas d’en prendre d’autres dans le Wessex. Mais comme je vous le conterai le moment venu, il allait changer d’avis.
Pour l’heure, Ivar et Ubba étant absents, le principal assaut sur le Wessex serait mené par Halfdan, le troisième frère : il menait l’armée par la terre et devait nous retrouver quelque part sur la Temse. Ragnar n’en était point heureux. Halfdan, me confia-t-il, était un sot impétueux, une tête brûlée, mais il retrouva sa bonne humeur quand il se souvint de ce que je lui avais appris sur Alfred : le Wessex fondait tous ses espoirs sur ce dieu chrétien, qui s’était révélé inoffensif. Nous avions avec nous Odin, Thor et nos vaisseaux. Nous étions des guerriers.
Au bout de quatre jours, nous arrivâmes à la Temse et remontâmes le puissant courant. Dès midi, la rive sud, qui était autrefois le royaume de Kent et faisait désormais partie du Wessex, dessinait faiblement une ligne à l’horizon. Nous profitions de la marée autant que possible et nous écorchions les mains sur les rames le reste du temps. C’est ainsi que nous remontâmes jusqu’à Lundene, que je voyais pour la première fois.
Je croyais qu’Eoferwic était une ville, mais ce n’était qu’un village en comparaison. Lundene, immense et envahie par la fumée des cheminées, se dressait à l’endroit où Mercie, Anglie et Wessex se rejoignaient. Comme Burghred de Mercie en était le seigneur, c’était maintenant une terre dane. Personne ne s’interposa donc lorsque nous parvînmes à l’étonnant pont qui enjambait toute la largeur de la Temse.
Lundene. J’ai fini par aimer cette ville. Pas autant que Bebbanburg, mais il y avait là une animation que je ne retrouvai nulle part ailleurs. Alfred me conta plus tard que tous les vices du monde se pratiquaient ici, et j’ai l’heur de préciser qu’il disait vrai. Je me rappelle avoir contemplé bouche bée les deux collines de la ville, tandis que le vaisseau de Ragnar remontait le courant et se rapprochait du pont. C’était une grise journée et une méchante pluie cinglait la rivière, mais la ville me semblait briller d’une lumière enchanteresse.
C’étaient en réalité deux villes bâties chacune sur leur colline. La première, à l’est, était celle que les Romains avaient édifiée. Elle foisonnait de bâtiments de pierre et était ceinte d’un rempart, un véritable mur fait de pierres, entouré d’un fossé. Celui-ci était envahi par les ordures, et le mur par endroits brisé avait été réparé avec du bois. C’était ainsi dans toute la ville : aux immenses bâtiments romains s’adossaient des cabanes de bois et de chaume où habitaient quelques Merciens. Cependant la plupart répugnaient à demeurer dans la vieille ville, comme s’ils craignaient les fantômes des Romains, et vivaient en dehors des murs, dans la nouvelle cité de bois et de chaume qui s’étendait vers l’est.
La vieille ville avait autrefois des quais ; mais ils s’étaient effondrés depuis et les bords de la rivière, à l’est du pont, étaient couverts d’un enchevêtrement de piliers pourris et de jetées brisées qui se dressaient dans la rivière comme chicots. Je n’avais jamais vu rive plus pestilentielle, autant jonchée de carcasses, ordures, déchets et squelettes visqueux de navires abandonnés où piaillaient des mouettes, mais c’est là que devaient s’ancrer nos navires, après être passés sous le pont.
Les dieux seuls savent comment les Romains ont été capables de bâtir un tel ouvrage… En cet an 871, il était rompu et on ne pouvait le prendre en son entier. Deux des arches du milieu s’étaient effondrées depuis longtemps, mais les anciennes jetées romaines qui soutenaient la voie disparue existaient encore et la rivière formait entre elles de dangereux tourbillons. Pour atteindre le quai de la nouvelle ville, nous allions devoir glisser entre deux piles. Or, l’ouverture n’était pas assez large pour laisser passer le navire avec ses rames.
— Voilà qui promet d’être intéressant, ironisa Ragnar.
— Y parviendrons-nous ? demandai-je.
— Eux l’ont fait, dit-il en désignant les navires échoués au-delà du pont. Nous le pourrons donc. Les Francs aussi, continua Ragnar, ont bâti de tels ponts sur toutes leurs rivières. Sais-tu pourquoi ?
— Pour les traverser ? avançai-je, pensant que c’était évident.
— Pour nous empêcher de les remonter, dit Ragnar. Si je régnais sur Lundene, je réparerais ce pont. Remercions les Angles de n’en avoir point pris la peine.
Nous passâmes la brèche à la dernière marée montante. Durant ce bref laps de temps, nous avions la possibilité de faire passer sept ou huit navires en ramant à pleine vitesse jusqu’à la brèche puis, à la dernière minute, profiter de l’élan et relever les rames à la verticale pour passer entre les deux. Tous les navires n’y parvinrent pas du premier coup. J’en vis deux heurter une pile et fracasser des rames, puis dériver en aval tandis que l’équipage maugréait. Cependant, la Vipère réussit son passage et faillit s’arrêter au milieu, mais nous parvînmes à plonger les rames de proue et à sortir lentement de la brèche. Après quoi, des hommes nous jetèrent des cordages depuis la rive et nous halèrent jusqu’à des eaux calmes où nous pûmes ramer jusqu’à quai.
Sur la rive sud, au-delà des marécages, des cavaliers nous observaient depuis des collines boisées. Ces Saxons devaient compter nos vaisseaux pour évaluer les effectifs de la Grande Armée. C’était ainsi qu’Halfdan l’appelait : la Grande Armée des Danes venue prendre toute l’Anglie. Pour l’heure, nous attendions d’autres navires et d’autres équipages.
Brida, Rorik et moi explorâmes Lundene. Rorik avait été malade une fois de plus, et Sigrid ne l’avait laissé partir qu’avec réticence après qu’il l’en eut suppliée et que Ragnar lui eut assuré qu’un voyage en mer rétablirait sa santé. Il était pâle, mais tout aussi excité que moi à l’idée de découvrir la ville. Ragnar me fit enlever mes bracelets et laisser Souffle-de-Serpent, car, disait-il, la ville regorgeait de voleurs.
Nous parcourûmes d’abord les nouveaux quartiers, traversant des ruelles malodorantes remplies d’ateliers où l’on travaillait cuir, bronze ou fer. Là, des femmes tissaient, ailleurs on égorgeait des moutons dans une cour et il y avait des échoppes vendant poterie, sel, anguilles vivantes, pain, étoffes, armes et tout ce que l’on pouvait imaginer. Les cloches des églises retentissaient dans un vacarme épouvantable pour la prière ou lorsqu’un mort était emporté dans l’un des cimetières. Des hordes de chiens rôdaient dans les rues, des milans étaient perchés partout, et les toits de chaume étaient noircis par la fumée envahissante. Je vis une charrette qui débordait tant de roseaux qu’elle disparaissait sous son chargement et que les tiges raclaient le sol et les murs de part et d’autre de la rue. Deux esclaves aiguillonnaient et fouettaient les bœufs épuisés qui la tiraient. On leur cria que leur chargement était trop lourd, mais ils continuèrent à fouetter leurs bêtes, tant et si bien que la charrette arracha tout le pan d’un toit pourri. Il y avait des mendiants partout : enfants aveugles, femmes cul-de-jatte, un homme affligé d’un ulcère purulent à la joue. Des gens parlaient des langues inconnues, d’autres portaient des costumes étranges et devaient venir d’au-delà des mers. Dans la vieille ville, que nous visitâmes le lendemain, je vis deux hommes à la peau couleur de marron. Ragnar m’expliqua par la suite qu’ils venaient du Blaland, sans pouvoir me situer cette contrée. Ils portaient d’épaisses robes et des épées recourbées, et parlaient à un marchand d’esclaves dont les locaux étaient bondés de captifs angles qui allaient être envoyés dans ce mystérieux Blaland.
— Vous trois, vous appartenez à quelqu’un ? nous demanda le marchand, ne plaisantant qu’à moitié.
— Au jarl Ragnar, rétorqua Brida, et il sera heureux de te rendre visite.
— Présente mes respects à sa seigneurie, dit le marchand qui cracha et nous suivit du regard.
Nous restâmes à Lundene pendant des semaines. La Grande Armée n’était toujours pas au complet. Certains clamaient que nous attendions trop longtemps, que les Saxons allaient en profiter pour se préparer, mais Halfdan tardait toujours.
— Nous n’attendons pas le printemps, m’apprit Ragnar, mais le cœur de l’hiver.
— Pourquoi ?
— Parce qu’aucune armée ne marche en hiver, dit-il avec un regard flamboyant. Les Saxons seront donc chez eux, auprès du feu, à prier leur misérable dieu. Et au printemps, Uhtred, toute l’Anglie sera nôtre.
Nous travaillâmes donc durant le début de l’hiver. Je charriai du bois de chauffe et lorsque je n’allais pas chercher des bûches dans les forêts au nord de la ville, j’apprenais l’art de l’épée. Ragnar avait demandé à Tokki, son nouveau capitaine, de me l’enseigner, et c’était un bon maître. Il me regarda répéter les bottes les plus simples, puis il me conseilla de les oublier.
— Dans un mur de boucliers, dit-il, c’est la sauvagerie qui l’emporte. Prends ceci.
Il me tendit une spathe à lame fort épaisse. Je méprisais cette arme, plus courte que Souffle-de-Serpent et beaucoup moins belle, mais Toki me persuada que dans le mur de boucliers, une lame courte était indispensable.
— Tu n’as pas la place pour frapper de taille, dans un mur de boucliers, mais tu peux porter d’estoc, et une lame courte exige moins de place dans un combat rapproché. Tu peux t’accroupir et frapper vers le haut, à l’entrecuisse. (Il me prit à son côté, arma Brida d’un bouclier en lui faisant jouer l’ennemi et lui porta un coup par le dessus. Instinctivement, elle leva le bouclier.) Vois ! s’écria-t-il en me désignant le bouclier levé. Ton camarade oblige l’ennemi à lever sa garde et tu peux atteindre l’entrecuisse.
Il m’enseigna une dizaine d’autres bottes et je les répétai en y prenant plaisir. Plus je m’entraînais, plus je croissais en habileté et force.
Nous nous entraînions généralement dans l’arène romaine. C’est ainsi que Tokki appelait ce lieu, une « arène ». Ni lui ni moi ne savions ce qu’il signifiait, mais c’était un endroit étonnant, même pour cette ville si fertile en merveilles. Imaginez un espace circulaire, aussi vaste qu’un champ, entouré d’immenses gradins de pierre au mortier rongé par les herbes folles. Les Merciens, comme je l’appris par la suite, y tenaient leurs débats publics. Selon Tokki, les Romains y donnaient des combats à mort. Peut-être était-ce encore l’une de ses légendes incroyables…
Yule arriva. Le festin d’hiver fut donné et l’armée vomit dans les rues. Nous ne nous étions toujours pas mis en route, mais les chefs se réunirent. Comme de coutume, Brida et moi servîmes d’yeux à Ravn, qui nous expliqua à son tour ce que nous voyions.
L’assemblée se tenait dans l’église du palais, un bâtiment romain au toit en forme de demi-tonneau sur lequel étaient peintes la lune et les étoiles, mais le bleu et l’or étaient à présent écaillés et pâlis. La fumée du grand feu allumé au centre de l’église montait en spirale jusqu’à la voûte. Halfdan présidait depuis l’autel, entouré des principaux jarls. L’un d’eux était un homme fort laid avec un visage aplati, une énorme barbe brune et un doigt coupé à la main gauche.
— C’est Bagseg, nous apprit Ravn. Il se fait appeler roi, alors qu’il ne vaut pas mieux que quiconque.
Bagseg était arrivé du Danemark à l’été avec dix-huit navires et près de six cents hommes. À ses côtés siégeait un homme sinistre aux cheveux blancs et au visage agité de tics.
— Le jarl Sidroc, expliqua Ravn. Son fils doit être avec lui ?
— Un homme maigre, avec le nez qui coule ? interrogea Brida.
— Le jarl Sidroc le Jeune. Il ne cesse de renifler. Mon fils est là ?
— Oui, dis-je. Auprès d’un très gros homme qui chuchote à son oreille en souriant.
— Harald ! s’exclama Ravn. Je me demandais s’il viendrait. C’est un autre roi.
— Un vrai roi ? demanda Brida.
— Eh bien, il se fait appeler ainsi car il règne sur quelques champs boueux et un troupeau de porcs puants.
Tous étaient venus du Danemark et d’ailleurs. Le jarl Fraena avait amené ses hommes d’Irlande et le jarl Osbern avait fourni la garnison de Lundene pendant que l’armée se rassemblait. Ensemble, ces rois et jarls avaient réuni bien plus de deux mille hommes.
Osbern et Sidroc proposèrent de traverser la rivière et de frapper directement au sud. Pour eux, cela permettrait de couper le Wessex en deux et la partie est, ancien royaume de Kent, pourrait alors être prise rapidement.
— Il doit se trouver bien des trésors à Contwaraburg, insistait Sidroc. C’est la ville sainte de leur religion.
— Mais pendant que nous marcherons sur leur ville sainte, objecta Ragnar, ils nous prendront à revers. Leurs forces sont à l’ouest. Il suffit de vaincre l’ouest pour faire tomber tout le Wessex. Nous prendrons Contwaraburg une fois que nous aurons battu l’ouest.
Tel était l’objet du débat. Soit prendre la partie la plus facile du Wessex, soit s’attaquer à leurs principales places fortes à l’ouest. Deux marchands danes furent consultés ; deux semaines plus tôt, ils avaient fait commerce à Readingum, à quelques milles en amont, aux abords du Wessex. Ils prétendaient avoir ouï dire que le roi Æthelred et son frère Alfred rassemblaient leurs cavaliers à l’ouest. Selon eux, l’armée ennemie compterait au moins trois mille hommes.
— Parmi lesquels seuls trois cents seront des soldats aguerris, coupa Halfdan.
Son sarcasme lui valut un concert de coups d’épées et de lances sur les boucliers. Le vacarme résonnait sous la voûte arrondie de l’église quand survint un nouveau groupe de guerriers, menés par un homme de très haute taille, à la forte carrure, vêtu d’une tunique noire. Il avait une allure impressionnante avec son visage glabre, et devait être très riche, car sur son manteau noir brillait une énorme broche d’ambre et d’or et il portait abondance de bracelets, un marteau et une lourde chaîne, le tout en or. Dans son sillage, le silence se fit. L’atmosphère, jusque-là enjouée, parut soudain s’assombrir.
— C’est le jarl Guthrum, chuchota Ravn.
— Guthrum ?
— Guthrum le Malchanceux.
— Avec tous ces bracelets ?
— Tu pourrais lui donner le monde, expliqua Ravn, que Guthrum croirait toujours que tu l’as trahi.
— Il a un os accroché dans les cheveux, fit remarquer Brida.
— Tu lui demanderas de te l’expliquer, s’amusa Ravn, refusant d’en dire plus sur l’os, manifestement une côte ornée d’une pointe d’or.
Guthrum le Malchanceux, jarl de Danemark, annonça qu’il disposait de quatorze navires. Personne n’applaudit.
Guthrum, qui avait le visage le plus lugubre et le plus renfrogné qui fût, contempla l’assemblée comme un homme s’attendant à être condamné après un procès. Ce fut Ragnar qui brisa ce silence gêné.
— Nous avons décidé d’aller à l’ouest, déclara-t-il. (Nul n’avait pris la moindre décision, mais personne ne le contredit pour autant.) Les navires qui ont déjà passé le pont mèneront leurs équipages en amont et le reste de l’armée suivra à pied ou à cheval.
— Mes navires doivent remonter la rivière, dit Guthrum.
— Ont-ils passé le pont ?
— Ils remonteront tout de même la rivière, répéta Guthrum, nous apprenant ainsi qu’ils étaient toujours en aval du pont.
— Il vaudrait mieux que nous partions demain, dit Ragnar.
Plus nous attendrions, plus nos précieuses réserves de vivres diminueraient.
— Mes navires remonteront la rivière, insista Guthrum d’un ton égal.
— Il craint de ne pouvoir charger sa part de butin sur des chevaux, me chuchota Ravn. Il veut disposer de ses navires pour les remplir de trésors.
— Pourquoi le laisse-t-on venir ? m’étonnai-je.
À l’évidence, personne n’aimait Guthrum et son arrivée semblait aussi malvenue qu’encombrante, mais Ravn ne répondit point. Je n’en ai toujours pas compris la raison, ni pourquoi Ivar et Ubba ne se joignaient pas à l’attaque du Wessex. Tels étaient les Danes.
Il fallut deux jours aux navires de Guthrum pour passer le pont. Ils étaient fort beaux, ces navires, plus grands que la plupart des vaisseaux danes, avec leurs proues et poupes décorées de têtes de serpent peintes en noir. Ses hommes, très nombreux, étaient tous vêtus de noir. Même leurs boucliers l’étaient, et je devais reconnaître que les troupes de Guthrum étaient impressionnantes. Nous avions peut-être perdu deux jours mais y avions gagné ses noirs guerriers.
Et qu’y avait-il à craindre ? Le Wessex tout entier était là devant nous et l’on s’accordait à dire que c’était terre plus riche que toute autre, rivale de la Franquie en fait de trésors, et peuplée de moines et de nonnes aux couvents et monastères débordant d’or et d’argent, attendant seulement qu’on les massacre. Aussi partîmes-nous en guerre.
Des navires sur la Temse. Des navires glissant le long des fragiles roseaux, des saules et aulnes dépouillés. Des rames scintillant dans le pâle soleil. Les proues de nos vaisseaux arboraient leurs têtes de monstres pour dompter les esprits des terres que nous envahissions, ces terres grasses aux champs fertiles, pourtant tous déserts. Durant ce bref voyage, il régna presque une atmosphère de fête, que n’assombrit point la présence des noirs vaisseaux de Guthrum. Les hommes dansaient sur les rames, tout comme jadis Ragnar en cette journée éloignée où ses trois navires étaient apparus au large de Bebbanburg. Je m’y essayai moi-même et tombai à l’eau sous les acclamations. L’eau était si froide que Ragnar me fit ôter mes vêtements trempés et revêtir une cape en peau d’ours pour me réchauffer. Les hommes chantaient, les navires remontaient vaillamment le courant, les lointaines collines se rapprochaient lentement de la rivière… Le soir venu, nous vîmes se dessiner sur l’horizon le premier cavalier qui nous observait.
Nous atteignîmes Readingum au crépuscule. Les trois navires de Ragnar étaient chargés de pelles, presque toutes forgées par Ealdwulf : notre première tâche consista en l’édification d’un mur. À mesure qu’arrivaient les autres navires, d’autres hommes nous aidèrent. À la tombée de la nuit, notre camp fut protégé par un long mur de terre mal remblayé qui n’aurait guère fait obstacle à l’attaquant : ce n’était tout au plus qu’un talus facile à franchir, mais aucune armée du Wessex n’apparaissant le lendemain matin, nous eûmes le temps de le surélever et de le rendre plus redoutable.
Comme Readingum était construite au confluent de la Kenet et de la Temse, notre mur s’élevait entre les deux rivières. Il ceignait la petite ville, abandonnée par ses habitants, et abritait la plupart de nos équipages. L’armée de terre n’était toujours pas arrivée, et nous avions achevé notre rempart lorsqu’elle nous rejoignit.
Le mur était élevé, à présent, et nous allâmes couper des arbres dans les épaisses forêts qui se dressaient au sud, afin de le couronner d’une palissade sur les huit cents toises de toute sa longueur. Nous creusâmes à ses pieds un fossé que nous inondâmes de l’eau des deux rivières, puis érigeâmes quatre ponts, chacun gardé par un fort de bois. Ce fut notre camp, car, avec tous les hommes et chevaux que nous comptions désormais, nous risquions la famine si nous ne pouvions nous approvisionner en grain, paille et bétail. Nous avions apporté des tonneaux d’ale et de grandes quantités de farine, viande salée et poisson séché, mais ces impressionnantes réserves filaient à une vitesse étonnante.
Les poètes, quand ils narrent la guerre, évoquent les murs de boucliers, les lances et flèches qui volent, les épées qui frappent les boucliers, les héros qui tombent et les dépouilles de la victoire, mais je devais découvrir que ce sont les vivres qui comptent le plus. L’armée victorieuse est celle qui mange. Deux jours tout juste après l’arrivée de l’armée de terre à Readingum, nous étions à court de vivres. Les deux Sidroc, père et fils, partirent en expédition à l’ouest en territoire ennemi. Ils cherchaient des réserves pour les hommes et chevaux, mais c’est la fyrd de Berrocscire qu’ils trouvèrent.
Nous apprîmes par la suite que notre attaque en plein hiver n’avait pas du tout surpris les Saxons. Les Danes étaient des maîtres en matière d’espionnage, mais les Saxons aussi disposaient d’éclaireurs à Lundene et ils avaient préparé leur armée. Ils avaient aussi demandé le renfort de la Mercie du Sud. Leur fyrd était conduite par un ealdorman du nom d’Æthelwulf.
Était-ce mon oncle ? Bien des hommes se nommaient ainsi, mais combien étaient ealdormen en Mercie ? J’avoue qu’entendre ce nom suscita en moi un sentiment étrange. Je pensai à ma mère que je n’avais jamais connue. Je l’imaginais comme une femme toujours bonne, gentille, aimante. Elle devait m’observer de quelque part, du Ciel ou du Lindisfarena ; comme elle devait m’en vouloir de faire partie de l’armée qui marchait sur son frère, c’est dans une humeur sombre que je passai la nuit.
Mais il en fut de même pour tous, car mon oncle, si c’était bien lui, avait défait deux jarls. L’expédition était tombée dans une embuscade et les Angles avaient tué vingt et un Danes et fait huit prisonniers. Les Danes, qui s’attendaient à vaincre, étaient revenus sans rapporter les vivres dont nous avions besoin.
Nous ne connaissions pas encore la famine, mais les chevaux manquaient cruellement de paille. Le lendemain, Brida, Rorik et moi étions affairés à faucher à l’aide de longs couteaux et à remplir des sacs de cette piètre nourriture, lorsque l’armée du Wessex arriva.
Encouragée par la victoire d’Æthelwulf, elle était à présent au grand complet pour attaquer Readingum. Je fus alerté par des cris dans le lointain, puis je vis des cavaliers se précipiter sur notre petit groupe de fourrageurs et le décimer à coups de lances et de haches. Nous prîmes tous trois nos jambes à notre cou. Entendant le bruit des sabots derrière moi, je me retournai et vis un cavalier s’élancer sur nous en brandissant une lance. L’un de nous allait mourir. J’attrapai Brida par la main pour l’écarter, mais au même instant une flèche décochée des remparts de Readingum atteignit l’homme en plein visage. Il fut projeté en arrière, la joue ruisselant de sang. Brida, Rorik et moi traversâmes le fossé en pataugeant et en nageant, et deux hommes nous hissèrent de l’autre côté, trempés et couverts de boue.
À présent, le chaos régnait. Les fourrageurs, coincés de l’autre côté du fossé, se faisaient massacrer à coups de hache, puis l’infanterie du Wessex fit son apparition, sortant des forêts, rang après rang, envahissant les champs. Je courus à notre logis, sortis Souffle-de-Serpent de sa cachette, la ceignis et partis avec Brida en quête de Ragnar. Nous le trouvâmes au nord, près du pont de la Temse.
— Tu n’aurais pas dû venir, dis-je à Brida. Il fallait rester avec Rorik.
C’était le plus jeune d’entre nous. Après notre traversée du fossé, il avait commencé à frissonner et je l’avais laissé.
Brida ne m’écoutait pas. Elle s’était armée d’un javelot et semblait tout excitée, alors qu’il ne se passait rien encore. Ragnar scrutait les alentours depuis les remparts, et des hommes se rassemblaient à la porte, mais Ragnar ne l’ouvrit pas pour traverser le pont. Il compta les guerriers dont il disposait.
— Boucliers ! cria-t-il, car dans leur hâte ils étaient accourus seulement armés d’épées et de haches.
Je n’en avais pas non plus, mais je n’étais pas censé me trouver là, et d’ailleurs Ragnar ne m’avait pas vu.
Ce qu’il voyait, c’était les cavaliers saxons qui achevaient de massacrer les derniers fourrageurs. Quelques ennemis tombèrent sous nos flèches, mais ni les Danes ni les Angles n’avaient beaucoup d’archers. J’aime les archers. Ils peuvent tuer de très loin et, même si leurs traits ne font pas mouche, ils déroutent l’ennemi. Marcher sous des flèches, c’est avancer à l’aveuglette, car il faut garder la tête baissée sous le rebord du bouclier. Tirer à l’arc est un grand art. Cela paraît facile, et tous les enfants ont un arc et des flèches. Mais un arc de guerrier, capable de tuer un étalon à cent pas, est une arme énorme, sculptée dans l’if, exigeant pour la manier grande force et long entraînement. C’est pourquoi nous n’avions que peu d’archers. Moi-même, je n’ai jamais maîtrisé cet art. Avec une lance, une hache ou une épée, j’étais redoutable, mais avec un arc, j’étais comme la plupart : inutile.
Je me demande parfois pourquoi nous n’avons pas choisi de rester derrière notre rempart. Il était presque terminé, et pour l’atteindre, l’ennemi aurait dû traverser le fossé ou emprunter les quatre ponts sous un déluge de flèches, javelots et haches. Il aurait certainement échoué, mais nous aurions été assiégés… Ragnar décida donc de les attaquer. Pendant qu’il rassemblait ses hommes à la porte du nord, Halfdan faisait de même au sud. Quand ils jugèrent avoir assez de soldats, alors que l’infanterie ennemie était encore à deux cents pas de là, Ragnar donna le signal de la sortie.
L’armée saxonne, sous sa grande bannière au dragon, avançait vers les ponts centraux, pensant manifestement que le massacre n’était qu’un avant-goût d’une immense boucherie. Elle n’avait pas d’échelles et j’ignore comment elle s’imaginait pouvoir franchir ce mur, mais il règne dans les batailles une sorte de folie et les hommes agissent parfois sans réfléchir. Les soldats du Wessex n’avaient aucune raison de se concentrer sur le centre de notre rempart, notamment parce qu’ils n’avaient aucune chance de le franchir. C’est pourtant ce qu’ils firent. Et nos hommes surgirent en masse des deux portes situées de part et d’autre pour les attaquer.
— Le mur de boucliers ! rugit Ragnar. Le mur !
Un mur de boucliers en formation, cela s’entend. Les meilleurs sont faits de tilleul ou de saule et s’entrechoquent tandis qu’on les assemble, côté gauche par-dessus le côté droit du voisin. Ainsi, l’ennemi doit percer deux couches de bois.
— Bien serré ! cria Ragnar.
Il était au centre du mur de boucliers, devant l’aile d’aigle dépenaillée qui était son insigne. Il était l’un des rares à porter un casque de prix, ce qui le désignait à l’ennemi comme un chef, un homme à abattre. C’était celui qu’il avait pris à mon père, le splendide casque forgé par Ealdwulf avec son heaume incrusté d’argent. Il était aussi l’un des seuls à porter une cotte de mailles : la plupart des soldats, ne pouvant s’offrir un tel trésor, étaient vêtus de cuir.
Je vis un groupe de cavaliers galoper sous la bannière au dragon. Il me sembla apercevoir la tignasse rousse de Beocca parmi eux et je fus certain qu’Alfred était là, probablement entouré d’une horde de prêtres en froc noir qui priaient pour notre extermination.
Le mur saxon était non seulement plus long que le nôtre mais aussi plus épais, car soutenu par cinq ou six rangs de soldats, alors que nous n’en avions que trois. Le bon sens aurait voulu que nous ne bougions pas et les laissions attaquer, ou que nous nous retirions derrière le fossé. Mais d’autres Danes accouraient pour renforcer nos rangs, et Ragnar lui-même n’était pas d’humeur à réfléchir.
— Tuez-les ! cria-t-il. Tuez-les !
Il s’élança en avant et, sans attendre, les Danes poussèrent leur cri de guerre et se précipitèrent. En général, les murs de boucliers restent des heures à s’observer, s’insulter et se menacer tout en rassemblant leur courage pour affronter le plus affreux moment, celui où bois et acier s’entrechoquent, mais le sang de Ragnar bouillait.
Cette attaque était déraisonnable, mais il était furieux. Offensé par la victoire d’Æthelwulf et insulté par le massacre de nos fourrageurs. Sa fureur gagna ses hommes, qui poussèrent un hurlement en s’élançant.
Les soldats m’avaient repoussé tout à l’arrière, mais je continuai d’avancer avec eux, suivi de Brida, qui arborait un sourire mauvais. Je lui dis de retourner en ville, mais elle se contenta de me tirer la langue. À cet instant, j’entendis le fracas de tonnerre des boucliers qui se fracassaient les uns contre les autres, puis celui des lances cognant sur le bois, et celui de l’acier sur l’acier. Je ne pus rien voir, car j’étais trop petit, mais le choc fit reculer les hommes, qui aussitôt s’élancèrent de nouveau pour forcer le barrage des Saxons.
La véritable bataille avait lieu devant moi, dans un fracas de métal et de bois, entrecoupé des cris soudains et des gémissements des blessés. Brida se mit à quatre pattes et se faufila entre les jambes des soldats. Je la vis porter sa lance sous les boucliers et viser la cheville d’un Saxon. L’homme trébucha, lâcha sa hache, et une brèche s’ouvrit dans les rangs ennemis. Nos hommes s’y précipitèrent et je les suivis, usant de Souffle-de-Serpent comme d’une lance pour porter des coups aux jambes. Ragnar poussa un rugissement à réveiller les dieux dans leur céleste demeure d’Asgard, et son cri redoubla les efforts des hommes. Épées et haches tournoyèrent et je sentis l’ennemi battre en retraite devant la rage des Norois.
L’herbe était souillée de tant de sang qu’elle en était glissante, et notre mur de boucliers dut enjamber les cadavres pour avancer, nous laissant à l’arrière, Brida et moi. Elle avait les mains rougies par le sang qui avait coulé le long de sa lance. Elle le lécha en me faisant son sourire de renarde. À présent, les hommes d’Halfdan attaquaient l’ennemi de l’autre côté. Cependant, un homme de haute taille et à la puissante carrure nous tenait tête. Il portait une cotte de mailles, un ceinturon en cuir rouge et un casque encore plus glorieux que celui de Ragnar : le sien était surmonté d’un ours d’argent et je songeai un instant que c’était peut-être le roi Æthelred en personne, mais il était trop grand. Ragnar lui décocha un coup d’estoc, et l’autre para de son bouclier et riposta de son épée. Ragnar esquiva et projeta son bouclier en avant. L’homme recula, trébucha sur un cadavre. Ragnar abattit son épée comme pour tuer un bœuf, et la lame s’enfonça dans la cotte de mailles alors qu’un groupe de Saxons accouraient pour sauver leur chef.
Ils furent arrêtés par les boucliers des nôtres et Ragnar, avec un cri de victoire, acheva sa victime. Soudain, plus aucun Saxon ne résista. L’armée était en déroute, et le roi et le prince éperonnaient leurs chevaux et s’enfuyaient, suivis de leurs prêtres, tandis que nous les traitions de femmelettes et de lâches.
Nous pûmes enfin reprendre notre souffle dans cette mare de sang et de cadavres mêlés. C’est alors que Ragnar nous reconnut, Brida et moi, et éclata de rire.
— Que faites-vous là, vous deux ?
Pour toute réponse, Brida brandit sa lance ensanglantée et Ragnar vit la pointe rougie de Souffle-de-Serpent.
— Jeunes sots, dit-il affectueusement. (À cet instant, l’un de nos hommes amena un prisonnier saxon auprès de l’adversaire tué par Ragnar.) Qui est cet homme ? demanda-t-il.
— C’est le seigneur Æthelwulf, répondit l’homme en se signant.
Je restai coi.
— Qu’a-t-il dit ? me demanda Ragnar.
— C’est mon oncle, traduisis-je. Le frère de ma mère. Æthelwulf de Mercie.
Rien ne prouvait que c’était le frère de ma mère : peut-être y avait-il d’autres Æthelwulf en Mercie, mais j’étais certain que c’était mon oncle, celui qui avait remporté la victoire sur les jarls Sidroc. Ragnar, sa défaite vengée, poussa un cri de joie tandis que je contemplais le visage du mort. C’était un inconnu pour moi, alors pourquoi étais-je triste ? Il avait un visage étroit, une barbe blonde et une moustache taillée. Je le trouvai bel homme, il faisait partie de ma famille et je ressentais une étrange mélancolie, car je ne me connaissais nulle famille en dehors de Ragnar, Ravn, Rorik et Brida.
Ragnar fit ôter l’armure d’Æthelwulf et prit son précieux casque, puis, comme l’ealdorman s’était si bravement battu, il remit son épée dans sa main, pour que les dieux emportent son âme de Mercien dans la grande salle où les braves festoient avec Odin.
Et peut-être les Walkyries prirent-elles son âme, car le lendemain matin, lorsque nous sortîmes enterrer les morts, le corps de l’ealdorman Æthelwulf avait disparu.
J’appris plus tard, beaucoup plus tard, que c’était en effet mon oncle. Je sus aussi que ses hommes étaient revenus durant la nuit pour lui offrir une sépulture chrétienne. Et peut-être est-ce vrai aussi. Ou bien Æthelwulf siège au festin d’Odin.
Mais nous étions toujours affamés. Aussi était-il temps d’aller prendre ses vivres à l’ennemi.
Pourquoi me battais-je pour les Danes ? Toutes les existences sont empreintes de questions et celle-ci me hante toujours, bien qu’en vérité il n’y eût nul mystère. Pour mon jeune esprit, l’unique autre possibilité était d’être enfermé dans un monastère et d’apprendre à lire. Offrez un tel choix à un garçon et il préférera se battre pour le diable plutôt que gratter parchemin ou tablette d’argile. Et puis il y avait Ragnar, que j’adorais. Celui-ci envoya ses trois vaisseaux de l’autre côté de la Temse chercher la paille et l’avoine dans les villages merciens. Ils trouvèrent juste ce qui suffisait, si bien que lorsque notre armée s’ébranla vers l’ouest, nos chevaux étaient dans un état raisonnable.
Nous marchions sur Æbbanduna, une autre ville frontière sur la Temse entre Wessex et Mercie, et, selon notre prisonnier, c’était l’endroit où les Saxons avaient entreposé leurs vivres. En prenant Æbbanduna, nous affamions l’armée d’Æthelwulf, le Wessex tombait, l’Anglie disparaissait et Odin triomphait.
Il y avait d’abord un détail à régler : défaire l’armée saxonne. Nous n’attendîmes que quatre jours après notre victoire à Readingum pour nous mettre en route. Rorik, de nouveau malade, demeura avec la petite garnison qui restait pour veiller sur nos précieux navires, ainsi que les nombreux otages, comme les jumeaux merciens Ceolbehrt et Ceolnoth.
Le reste de l’armée avançait à pied ou à cheval. J’étais parmi les plus âgés des garçons qui accompagnaient l’armée ; notre tâche consistait à porter les boucliers de rechange, car il s’en abîmait beaucoup dans les combats.
Brida nous accompagna elle aussi en croupe derrière Ravn, et pendant un moment je marchai à côté d’eux, en écoutant Ravn déclamer les premiers vers d’une ode intitulée « La Chute des Saxons de l’Ouest ». Pour l’heure, il n’en était qu’à l’énumération de nos héros et à la description des préparatifs de la bataille, lorsque le sinistre jarl Guthrum, arriva à notre hauteur.
— Tu sembles en belle santé, dit-il à Ravn, d’un ton qui laissait entendre que cela ne durerait pas.
— Je ne peux voir si elle est belle, je suis aveugle, ironisa Ravn.
Guthrum, drapé dans son manteau noir, contempla la rivière.
— Qui sera roi de Wessex ? demanda-t-il.
— Halfdan ? proposa malicieusement Ravn.
— C’est un grand royaume, répondit Guthrum d’un ton morne. Un homme plus âgé serait mieux venu. (Il me jeta un regard mauvais.) Qui est-ce ?
— Tu oublies que je suis aveugle, dit Ravn. Je ne sais de qui tu parles. Ou bien me demandes-tu quel homme plus âgé devrait être fait roi ? Moi, peut-être ?
— Non, non ! Le garçon qui mène ton cheval. Qui est-ce ?
— C’est le jarl Uhtred, répondit cérémonieusement Ravn, et il comprend que les poètes sont suffisamment importants pour que leurs chevaux soient menés par un jarl.
— Uhtred ? Un Saxon ?
— Je suis un Dane, répondis-je.
— Et un Dane, précisa Ravn, qui a trempé sa lame à Readingum. Dans le sang saxon, Guthrum.
C’était une pique, car les hommes en noir de Guthrum ne s’étaient pas joints à notre sortie.
— Et qui est la fille en croupe sur ton cheval ?
— Brida. Qui un jour sera scalde et sorcière.
Guthrum ne trouva rien à répondre, puis revint à sa première préoccupation.
— Ragnar désire-t-il être roi ?
— Ragnar veut tuer, répondit Ravn. Mon fils a peu d’ambition : écouter des plaisanteries, résoudre des énigmes, s’enivrer, donner des bracelets, coucher avec des femmes, ripailler et retrouver Odin.
— Le Wessex a besoin d’un homme fort, dit Guthrum d’un ton évasif. Un homme qui sait gouverner. Nous sommes victorieux, Ravn, mais nous ne finissons point notre tâche.
— Et comment le ferons-nous ? demanda Ravn.
— Avec d’autres hommes, d’autres navires, d’autres morts.
— Des morts ?
— Qu’on les tue tous ! s’exclama soudain Guthrum. Jusqu’au dernier ! Qu’il ne reste nul Saxon en vie !
— Même les femmes ?
— Nous pourrions en épargner quelques-unes, des jeunes, concéda Guthrum à contrecœur. Que regardes-tu, mon garçon ? me demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Votre os, seigneur, dis-je en désignant du menton la côte à pointe dorée accrochée dans ses cheveux.
Il y porta la main.
— C’est l’une des côtes de ma mère, dit-il. C’était une femme bonne et merveilleuse, et elle m’accompagne partout où je vais. Tu pourrais rendre gloire à ma mère par un chant, Ravn. Tu l’as connue, n’est-ce pas ?
— Si fait, répondit Ravn sans s’émouvoir. Et assez bien, Guthrum, pour craindre de ne point avoir assez de talent pour composer un chant digne d’une femme aussi illustre.
Guthrum le Malchanceux ne saisit pas la moquerie.
— Tu pourrais t’y essayer, insista-t-il. Tu le pourrais, et je te donnerais bien de l’or pour un beau chant.
Je pensai qu’il était aussi fou qu’une chouette en plein midi puis je l’oubliai, car j’aperçus au loin l’armée du Wessex.
La bannière au dragon des Saxons flottait au sommet d’une basse colline qui se dressait sur le chemin. Pour atteindre Æbbanduna, dissimulée juste derrière, nous devions gravir cette côte et traverser une crête de prairies. Peut-être pouvions-nous contourner l’ennemi. Pour nous arrêter, il serait contraint de quitter sa position élevée.
Halfdan rassembla les chefs danes et ils débattirent longuement, divergeant sur la conduite à tenir. Certains voulaient attaquer la colline et disperser l’ennemi, d’autres préféraient combattre les Saxons dans la plaine. Finalement, Guthrum le Malchanceux les convainquit de faire les deux. Bien entendu, cela impliquait de diviser notre armée en deux. Je trouvai cependant l’idée excellente. Ragnar, Guthrum et les deux jarls Sidroc gagneraient le terrain plat, menaçant donc de contourner la colline tenue par l’ennemi, tandis qu’Halfdan, Harald et Bagseg avanceraient vers la crête. Ainsi, l’ennemi hésiterait peut-être à attaquer Ragnar, craignant que les troupes d’Halfdan ne le prennent à revers. Il était plus probable, déclara Ragnar, que l’ennemi déciderait de ne pas se battre du tout et choisirait de se replier sur Æbbanduna, où nous pourrions l’assiéger.
— Mieux vaut qu’ils soient enfermés dans une forteresse que de les affronter dans la nature, conclut-il d’un ton jovial.
— Il serait encore préférable, commenta ironiquement Ravn, de ne pas diviser l’armée.
— Ce ne sont que Saxons, répondit négligemment Ragnar.
Nous étions déjà l’après-midi et, comme c’était l’hiver, les jours étaient courts. Nous n’avions donc guère de temps, même si pour Ragnar il resterait toujours assez de clarté pour anéantir les troupes d’Æthelred. Les hommes touchèrent leurs amulettes, baisèrent les poignées de leurs épées et soulevèrent leurs boucliers. Un instant plus tard, nous quittions la colline pour gagner la vallée. Une fois là, nous fûmes à demi dissimulés par les arbres dépouillés ; mais de temps en temps j’apercevais les hommes d’Halfdan, qui progressaient le long de la crête, et les troupes saxonnes. Le plan de Guthrum fonctionnait, nous pouvions donc contourner l’ennemi sans encombre.
— Ensuite, dit Ragnar, nous gravirons la colline pour les attaquer à revers et ces gueux seront pris au piège. Nous les tuerons tous !
— L’un d’eux doit demeurer en vie, dit Ravn.
— L’un d’eux ? Pourquoi ?
— Pour raconter le massacre, bien sûr. Cherche leur poète. Trouve-le et laisse-lui la vie.
Ragnar éclata de rire. Puis, alors que nos troupes sortaient d’une forêt de chênes, nous constatâmes que l’ennemi avait suivi notre exemple et divisé son armée en deux. Une moitié attendait Halfdan sur la colline tandis que l’autre marchait à notre rencontre.
Alfred était à leur tête. Je le sus, car je distinguai les cheveux roux de Beocca et un peu plus tard, durant la bataille, le long visage inquiet du prince. Son frère, le roi. Æthelred, se tenait sur les hauteurs où, au lieu d’attendre l’attaque d’Halfdan, il descendait vers lui. D’évidence, les Saxons étaient impatients d’en découdre.
Nous leur donnâmes ce qu’ils voulaient.
Nos hommes formèrent des coins pour attaquer leur mur de boucliers. Nous invoquâmes Odin, poussâmes notre cri de guerre et chargeâmes, mais la ligne des Saxons ne se brisa ni ne recula. Elle tint bon et le massacre commença.
Ravn me répétait souvent que tout était inscrit dans notre destinée. Les trois déesses Nornes filent, assises au pied de l’arbre de vie. Urd préside à notre passé, Verdandi à notre présent et Skuld à notre avenir. Elles façonnent notre existence. Nous sommes jouets entre leurs mains, nous pensons faire nous-mêmes nos choix, mais leur quenouille décide de notre sort. Et ce jour-là, même si je l’ignorais, elles étaient en train de filer la mienne. Wyrd bið ful årœd : Nul n’arrête le destin.
Que dire de cette bataille, dont les Saxons racontent qu’elle se déroula en un lieu appelé la colline d’Æsc ? Ce jour-là, les champs reçurent une abondante rasade de sang et leur content d’os. Les poètes pourraient déclamer mille vers pour la raconter, mais une bataille reste une bataille. Des hommes périssent. Dans le mur de boucliers, tout n’est que sueur, terreur, douleurs, blessures et coups fatals, cris et morts cruelles.
Il y eut en fait deux batailles à la colline d’Æsc, une au sommet et l’autre à son pied, et les morts survinrent rapidement. Harald et Bagseg moururent, Sidroc l’Aîné vit son fils succomber puis fut à son tour abattu, et avec lui les jarls Osbern et Fraena, et tant d’autres valeureux braves.
L’épuisement de l’ennemi empêcha un massacre général et permit à nos rescapés de se replier en laissant leurs compagnons baignant dans leur sang. Tokki était de ceux-là. Le capitaine, si habile à l’épée, mourut dans le fossé. Ragnar, visage et cheveux dénoués couverts du sang de l’ennemi, n’en crut pas ses oreilles. Le Saxon nous huait.
Nos ennemis s’étaient farouchement battus, assurés que tout leur avenir reposait sur cet après-midi d’hiver, et ils nous avaient défaits.
La destinée est tout. Nous fûmes vaincus et nous repliâmes sur Readingum.